La drôle de vie d’Alphonse Allais
Dans le genre, sans doute l’un des plus prolifiques de son temps. À cheval sur les XIXe et XXe siècles, il a touché à toutes les formes d’humour – il en a même inventé. Il est l’initiateur du loufoque – et ce n’est plus un genre mineur : ses successeurs ont donné à cette façon de rire ses lettres de noblesse. On a dit qu’il avait écrit autant que Victor Hugo. Ce n’est pas vrai, mais presque… Imaginez un écrivain qui, publiant quotidiennement dans les journaux à fort tirage, faisait dire aux lecteurs, dans la rue, dans le métro, dans les omnibus : « Vous avez lu la dernière ? » – et il s’agissait de sa dernière galéjade, de son invention de la veille, du conte ou de la fable du jour ! Alphonse Allais a connu un immense succès populaire. Longtemps après sa mort, on a publié des compilations, des intégrales. L’un de ces recueils s’appelle La Vie Drôle, et la préface est de Sacha Guitry… un sacrement, pour l’humoriste.
Mais la vie drôle, ce n’est pas sa vie à lui. C’est celle qu’il invente, une anecdote après l’autre, et qui donne au lecteur l’illusion que le monde est une succession ininterrompue d’éclats de rire. Pour Allais (les proches l’appellent Alphie), la réalité est beaucoup moins amusante. Né en 1854 à Honfleur, fils d’un couple de pharmaciens qui le destinaient – comme c’est légitime ! – à la pharmacie, il poursuit de quelconques études d’apprenti pharmacien, pour obéir à son père. Et, afin d’en être digne, il invente (vraiment) le café lyophilisé. Ah, si seulement il avait persévéré dans le sérieux, il aurait fini l’homme le plus riche de son cimetière ! Mais ce faux laborieux est un vrai paresseux, au sens le plus noble, c’est-à-dire qu’il est porté par une impérieuse urgence de tourner le dos au devoir fastidieux pour se consacrer exclusivement à ce qui l’amuse, et cette paresse-là fabrique des bourreaux de travail. Au cours de sa vie relativement brève (il est mort d’une embolie en 1905, à l’âge de cinquante-et-un ans), il a écrit plusieurs milliers de contes, de nouvelles, de récits, de pièces de théâtre, de romans, de poèmes drolatiques, de fables moralisantes… Ce ne sont pas de ces histoires qui sortent de la plume « comme d’un robinet d’eau tiède », selon l’expression de Sainte-Beuve à propos de Lamartine. Tous ces gags, ponctués de chutes inattendues, d’idées folles ; toutes ces observations originales, ces décors que nous avons tous regardés, mais où lui seul remarquait le détail insolite, y trouvant l’angle sous lequel on voit l’effet comique ; toute cette littérature-là se rédige lentement – il n’est pas facile de faire court, de faire efficace. Qui, avant lui, avait observé que les villes construites à la campagne bénéficient d’un air moins pollué ? Et puis qu’est-ce qu’on s’imagine ? Qu’il est aisé de se faire publier d’abord par Le Chat noir, organe de presse confidentiel issu du célébrissime cabaret montmartrois fondé par Rodolphe Salis et dont il deviendra le rédacteur en chef, mais ensuite par Le Hanneton, par La Cravache (publications d’étudiants sorbonagres), et puis par Le Sourire, le Journal, le Gil Blas ?
Et chaque jour, même les jours de migraine ou de colique, il faut écrire, écrire pour faire rire – ce dont Molière disait que c’est « une étrange entreprise ». Il n’y a pas d’astreinte plus exigeante, plus angoissante ; aucune activité humaine n’est plus désespérante. L’humour, c’est la politesse du désespoir, a dit Chris Marker (et non pas Boris Vian). Quand il est un travail à plein temps, l’humour devient un patron terrorisant. Tous les clowns sont tristes, or Allais était un clown. Et l’inquiétante compagne de tous les instants jette ses amants dans les bras de paradis artificiels. C’est de cela qu’Alphie est mort – la phlébite est un prétexte, l’absinthe une conclusion presque logique.
Mais ne pleurons pas trop sur le sort des humoristes : après tout, n’est-on pas le premier spectateur de la pièce qu’on joue ? Dans un San Antonio, Frédéric Dard écrit que « Bérurier éclatait de rire en se racontant une blague qu’il ne connaissait pas ». À ce compte, Alphonse Allais a dû bien s’amuser, lui aussi. Après la peur de la page blanche vient le bonheur de la page noircie, on peut espérer ! À coup sûr il s’est amusé, notre amuseur, par exemple quand, ayant inventé ses tableaux monochromes (noir, rouge, blanc, jaune…), il leur a donné des titres pour en justifier la couleur. Chaque bonne idée, quand elle est trouvée, devient un soulagement, une fierté – et le spleen, encore une fois, retourne à son croc jusqu’à la prochaine recherche inaboutie. Parfois, on dérape : « C’est curieux comme l’argent aide à supporter la pauvreté… » ; « Le beau triomphe que de casser l’aile aux rêves ! » ; « Tuer le temps, comme si ce n’était pas lui qui nous tuait ! »… Mais vite on se récupère : « Les ours blancs sont blancs parce qu’ils sont vieux. »
Calembours, à-peu-près, combles, contrepèteries, jeux de mots – même avec les mots d’amour :
Un mari quelque peu volage
Le lendemain de son mariage
Tua sa femme à son réveil.
Moralité : La nuit porte conseil.
Enfin – et c’est là, vous en conviendrez, sa plus belle qualité à nos yeux –, Alphonse Allais fut un vrai Montmartrois. Bien qu’ayant habité un peu partout dans Paris, il ne quitta jamais ses « bureaux du Chat Noir » qui bourlinguèrent au pied de la Butte. Et quand le Chat Noir disparut, il continua de hanter les cabarets et les comptoirs du Tertre. Il y a une dizaine d’années, l’Académie Alphonse Allais décida d’apposer une plaque commémorative sur un immeuble qu’il habita rue Royale, mais elle se trompa de numéro de rue. Trop tard pour corriger l’erreur ! La plaque n’est donc pas à la bonne adresse, on dut se contenter de modifier le texte : « Alphonse Allais n’a pas vécu dans cet immeuble, mais son esprit y est toujours. » S’il a eu ne fût-ce qu’un seul lecteur dans le bâtiment, la plaque dit vrai. Il en est de même pour les zincs montmartrois : son esprit est un peu partout.
En nous quittant, Alphonse Allais nous a fait deux pieds de nez. D’abord, la veille de sa mort, il dit à un ami : « Demain, je serai mort. » Dernier bon mot ou prémonition ? La deuxième facétie nous est parvenue près de quarante ans plus tard. Un avion anglais jeta par erreur une bombe qui fit exploser sa tombe, dans le cimetière de Saint-Ouen. Il n’en resta rien. Alors l’Académie – toujours elle –, à l’affût de tout ce qui pourrait porter atteinte à la pérennité du Maître, fit placer à l’endroit de la tombe une petite dalle de marbre. On l’inclina, pour évoquer la « dalle en pente » – un clin d’œil au vieux démon. Il aurait fallu trouver un marbre de couleur vert jade, y faire ruisseler de l’eau fraîche…
Quand on demanda à Jules Renard ce qu’il souhaiterait qu’on gravât sous son buste après sa mort, il répondit : « Qu’on écrive : À Jules Renard, le public indifférent ». Nous faisons tout pour qu’une telle formule ne se justifie jamais sous celui qui, au musée de Montmartre, représente Alphonse Allais.
Xavier Jaillard
Repères chronologiques
1854. Naissance à Honfleur (20 octobre).
1870. Reçu bachelier ès sciences à Caen.
1872. Stagiaire en pharmacie à Paris.
1876. Après le service militaire, retour à Paris et entrée à l’École de pharmacie.
1879. Collaboration au journal L’Hydropathe.
1880. Fin des études de pharmacie.
1881. Dépose un brevet pour le café soluble lyophilisé, fréquente les Hirsutes, collabore à L’Anti-Concierge de Sapeck.
1883. Première publication dans Le Chat noir, créé en 1882 par Rodolphe Salis et Émile Goudeau. Participation au salon des Arts incohérents.
1884. Secrétaire de rédaction du Chat noir.
1885. Collaboration au Courrier français.
1886. Rédacteur en chef du Chat noir.
1887. Première publication : La Nuit blanche d’un hussard rouge.
1891. Publication d’un premier recueil de contes : À se tordre. – Collaboration au Gil Blas illustré.
1892. Vive la vie ! – Collaboration au Journal (rubrique « La vie drôle »).
1893. Pas de bile. – Le Parapluie de l’escouade.
1894. Rose et Vert Pomme.
1895. Deux et deux font cinq. – Mariage avec Marguerite Marie Gouzée.
1896. On n’est pas des bœufs. – Création d’Innocent, pièce écrite en collaboration avec Alfred Capus.
1897. L’Album primo-avrilesque. – Le Bec en l’air.
1898. Amours, délices et orgues. – Création de Silvérie ou les Fonds hollandais, pièce écrite en collaboration avec Tristan Bernard. – Naissance de sa fille Paulette.
1899. Pour cause de fin de bail. – L’Affaire Blaireau. – Rédacteur en chef du journal Le Sourire, créé par Maurice Méry.
1900. Ne nous frappons pas.
1902. Le Captain Cap.
1903. Création de Congé amiable (collaboration avec Tristan Bernard) et de Monsieur la Pudeur (collaboration avec Félix Galipaux et Paul Bonhomme).
1904. Création de Chat-Mauve Revue (collaboration avec Albert René et Paul Bonhomme) et de La Partie de dominos (collaboration avec Sacha Guitry).
1905. Mort à l’hôtel Britannia, 24 rue d’Amsterdam à Paris, d’une embolie pulmonaire consécutive à une phlébite (28 octobre).